- OBSESSION ET NÉVROSE OBSESSIONNELLE
- OBSESSION ET NÉVROSE OBSESSIONNELLEDans la terminologie de la psychiatrie et de la psychologie, le mot «obsession» désigne une pensée (dans le sens le plus large: idée, désir, remords, scrupule, etc.) qui «assiège» le sujet, c’est-à-dire une pensée qu’il ne peut pas écarter, malgré ses efforts. C’est une caractéristique des obsessions d’être pénibles, qu’elles soient simplement agaçantes ou torturantes et insupportables. Des obsessions de ce genre se rencontrent dans des états divers: préoccupations, deuil, états passionnels, mélancolie notamment. Avant les découvertes de Freud, on tentait d’expliquer ces «idées fixes» par des notions assez vagues, par exemple par une «asthénie» neurologique ou psychique. Le mécanisme des états obsédants est devenu plus facile à expliquer depuis que Freud a donné l’interprétation d’une forme particulière de névrose, la névrose obsessionnelle.Sous ce nom, on groupe des états névrotiques assez divers, dont l’unité tient au fait qu’ils relèvent tous d’une seule et même explication théorique. En effet, ce n’est pas la présence d’idées consciemment obsédantes qui les caractérise, bien que de telles idées y soient très fréquentes, mais le fait que les divers symptômes qui se manifestent dans les modes de pensée ou de comportement obsessionnels s’expliquent par des pensées latentes (qui n’appartiennent pourtant pas à l’inconscient proprement dit, c’est-à-dire «topique»), pensées latentes auxquelles Freud a donné, dans un sens nouveau et propre à la psychanalyse, ce même nom d’obsessions.Le terme allemand utilisé par Freud pour désigner cette névrose, Zwangsneurose , a été employé pour la première fois, semble-t-il, par Emil Kraepelin. Freud l’a adopté en 1894 en en étendant la dénotation. Jusqu’à Kraepelin, la psychiatrie classique avait décrit des cas que l’on peut reconnaître comme obsessionnels sous des appellations diverses: «maladie de la volonté» (aboulie), «folie du doute», «maladie du scrupule», «phobie du toucher». Dans des temps plus anciens, il semble qu’on ait confondu certains obsessionnels avec les mélancoliques.La névrose obsessionnelle est une des «deux névroses principales» qui ont fait l’objet des premières recherches de Freud, l’autre étant l’hystérie. Le concept d’hystérie était déjà bien établi quand Freud l’a reçu de Charcot et de Breuer; c’est le hasard historique qui a fait que la psychanalyse se soit présentée d’abord comme la théorie de l’hystérie, et qu’elle ait paru ne s’appliquer aux obsessionnels que par extension. En fait, la névrose obsessionnelle a toujours retenu l’attention de Freud, qui estimait qu’aucune forme de névrose n’était plus apte à démontrer et justifier l’ensemble de ses théories. En 1913, il reconnaît que notre ignorance reste plus grande en ce qui concerne certains problèmes posés par l’hystérie qu’en ce qui concerne la névrose obsessionnelle. Et, dans «L’Homme aux loups», il constate que l’exposé complet d’un cas de névrose obsessionnelle se confondrait avec l’exposé complet de toute la doctrine analytique.La névrose obsessionnelle d’après «L’Homme aux rats»L’unité de la névrose obsessionnelle ne se révélant que dans l’interprétation unique que Freud a donnée de ses nombreuses formes, une description purement symptomatologique nous égarerait. L’exposé de 1909, Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose , qu’on désigne généralement sous le nom de «L’Homme aux rats» et où pour la première fois une névrose de ce type a été interprétée, forme un tout et se suffit à lui-même, bien qu’il ne traite la question que sous un seul aspect. L’autre aspect sera abordé en 1918, dans l’analyse de l’Homme aux loups. Les deux analyses n’ont pas la même visée, et l’une n’est pas le complément de l’autre.En 1909, la névrose tout entière s’interprète comme un seul grand rêve (ainsi que Freud le fera remarquer un peu plus tard) et au moyen des conceptions élaborées dans le chapitre VII de la Traumdeutung . Les symptômes à première vue inintelligibles sont traités comme le contenu manifeste d’un rêve, et ils sont considérés comme s’étant formés de la même façon. Une pensée «normale», produite par le processus secondaire, a subi les effets du processus primaire, du fait qu’elle s’est trouvée soumise à l’influence d’un désir inconscient (un vœu de mort, dans le cas de l’Homme aux rats). Elle revient à la conscience, transformée et incompréhensible. (Des mécanismes analogues à ceux de la «révision secondaire», qui modifie après coup le contenu manifeste d’un rêve pour en atténuer l’incohérence, ont visiblement une plus grande importance dans le mode de pensée obsessionnelle.) Grâce à la pensée consciente incompréhensible, l’obsessionnel échappe à la connaissance de son désir sans y échapper tout à fait, si bien que, d’une part, cette pensée représente pour lui un péril et que, d’autre part, l’analyse est possible. Contre cette pensée, qui est déjà une défense, il est obligé d’utiliser sans fin de nouvelles défenses, parfois très compliquées, à la fois en vain et avec succès. Avec succès, car le refoulement subsiste; en vain, parce que le tourment ne cesse pas. En apparence, ce sont les défenses elles-mêmes qui l’obsèdent. En cela, il diffère radicalement de l’hystérique, pour qui le refoulement règle tout, et qui n’a plus qu’une belle indifférence pour ce qui a été refoulé.L’analyse révèle que les obsessions sont des phrases , qui ont un libellé précis . Il arrive qu’elles se présentent comme par surprise à la conscience, mais la plupart du temps elles échappent, et c’est un des problèmes de l’analyse que de les obtenir. En tout cas, il n’y a aucun doute que c’est bien à la parole que l’obsessionnel a à faire: à des commandements, à des interdictions, à des chantages, à des blasphèmes ou à des formules propitiatoires, ou encore à des réquisitoires ou à des raisonnements abstraits et compliqués, toutes choses qui ne peuvent exister que grâce au langage.Voici un exemple emprunté à «L’Homme aux rats»; on y verra comment fonctionne le commandement. Il vient au sujet une pensée: «Si tu recevais l’ordre de passer ton examen, tu pourrais t’arranger pour obéir. Mais si on te demandait de te couper la gorge, que ferais-tu?» Aussitôt, il s’aperçoit que l’ordre a déjà été donné . Il se précipite pour prendre son rasoir. Mais il lui vient un autre ordre (le troisième): «Non ce n’est pas si simple, il faut d’abord aller tuer la vieille dame...» Sur quoi il tombe sur le parquet, hors de lui et horrifié. Freud, qui utilise le vocabulaire courant, parle ici à la fois de commandement et d’impulsion ou de compulsion. Mais on est bien en présence de purs impératifs ; et, s’ils recouvrent quelque élément pulsionnel, ils en sont fort loin. (Ce n’est que dans «L’Homme aux loups» qu’on pourra poser cette question.) Ce genre de drame ne tend pas vers une action, il ne produit pas non plus d’acting out , mais seulement une gesticulation impuissante. Les impératifs sont faits pour n’être pas obéis; pour obtenir ce résultat, l’obsessionnel, ici, se donne des ordres de plus en plus inexécutables. L’ordre banal de passer son examen est emporté dans la surenchère, mais ce n’est pas ce bénéfice qui est visé. Le lecteur pourra constater, s’il se reporte au texte, que cette courte crise est construite de la même façon que la longue comédie «du remboursement postal», où il ne pouvait ni ne devait être obéi à l’ordre donné réellement par un supérieur. Et, si l’obsessionnel s’abrite derrière l’impossible , c’est pour annuler tout désir, non pas pour résister à des impulsions.Ces obsessions sont la transformation compliquée, et quelquefois la répétition pure et simple, à l’insu du sujet, de phrases qu’il a réellement entendues; ainsi: «cet enfant sera un grand homme ou un criminel» (chez l’Homme aux rats, qui ne cessera de demander à son ami la preuve qu’il est innocent) ou «je ne peux vivre ainsi» (chez l’Homme aux loups, qui avait entendu sa mère proférer cette plainte et qui finira par se trouver une maladie «incurable»). L’effet des paroles peut être littéral , comme dans un calembour: l’Homme aux rats, croyant avoir un rival en quelqu’un qui se nommait Dick, entreprend de maigrir pour détruire le dick (épais) en lui. Ou bien il avait le phantasme de se faire un trou dans le crâne pour extraire un corps étranger imaginaire, parce que son père avait dit: «Tu te mets des choses en tête.» Si nous connaissons ces paroles réellement prononcées, c’est que le patient en a informé Freud, il n’en a pas refoulé le souvenir. Mais il ne peut admettre qu’elles aient rapport au symptôme. Il se défend en isolant , au lieu d’oublier comme l’hystérique. Freud fait de cette isolation une forme d’amnésie: «L’oubli est limité à la dissolution des liens de la pensée», mais la théorie freudienne permet de voir que cette isolation a quelque rapport avec le refus du désir. C’est par des procédés comparables que se «désubjective» la pensée rationnelle normale, dont la pensée obsessionnelle est comme la caricature. L’obsessionnel s’isole même de sa propre parole; il dit: «si j’ai la pensée que...», comme si, disant cela, il pouvait ne pas l’avoir; mais «avoir une pensée» ne signifie pas pour lui la même chose que pour nous. Freud a conseillé l’étude de la pensée obsessionnelle aux philosophes; elle ouvre, en effet, sur des questions pleines d’intérêt.Capable de la logique la plus rigoureuse, l’obsessionnel la conduit aux conséquences absurdes, à des «délires», dit Freud, au sens de Deliria , non de Wahnsinn (démence, folie). Cette «logique» a une certaine parenté avec celle de Lewis Carroll, mais Carroll est maître de ce jeu, tandis que pour l’obsessionnel ce n’est pas un pur jeu; le jeu a pour lui des conséquences imaginaires dont il est la victime, et toute son attitude devant les problèmes de sa vie est commandée – à vrai dire empêchée – par ces obsessions dont le libellé littéral lui échappe, ou dont il ne connaît pas le sens, quand il connaît le libellé. Ainsi, c’est parce qu’il a entendu raconter une mésaventure advenue à son père, qui n’avait pas réussi à payer une dette d’honneur, que l’Homme aux rats se jettera dans une suite d’extravagances angoissantes le jour où il aura reçu l’ordre de payer une dette insignifiante (et justement c’était un ordre inexécutable). Ses relations avec celle qu’il faut bien appeler la «dame de ses pensées» sont, d’une façon compliquée, commandées par le fait que son père avait abandonné la fille qu’il aimait pour épouser une fille plus riche, et la crise qui l’a amené chez Freud a commencé le jour où sa mère a fait, vaguement, allusion à la possibilité pour lui d’un mariage avantageux. On dirait qu’il obéit aux «traditions familiales»; en réalité, il s’agit de mythes qui le dirigent sans qu’il le sache. Oracles, fautes anciennes, dettes impayées avant sa naissance, malheurs advenus aux générations précédentes, tout cela constitue, de la façon la plus classique, l’appareil de son destin, mais en même temps il le refuse. Car, dans toute cette tragédie dérisoire et terrible, c’est la mort qui est la figure centrale et cachée. Il vit littéralement comme s’il attendait encore la mort de son père (qui est mort en réalité depuis neuf ans), ou la sienne, ou celle de n’importe qui. Il ne manque aucun enterrement. Et en même temps il se garde de la moindre responsabilité et du moindre désir, comme si désir et responsabilité ne pouvaient avoir que la mort pour objet.Tout cela se révèle et se masque dans une symptomatologie inépuisable où figurent les doutes, la superstition, les gestes propitiatoires, etc. Analysée, cette symptomatologie renvoie au vœu de mort refoulé. Ce vœu ne se dévoilera que dans le transfert, quand Freud en sera l’objet. C’est d’ailleurs la première analyse publiée par Freud où l’on voie fonctionner le transfert comme seul agent de la «cure».Ce texte nous donne les moyens d’interpréter la névrose, il n’en donne pas la théorie . Mais la théorie ne pouvait être fondée que sur l’interprétation. «L’Homme aux rats» reste la seule entrée dans la névrose obsessionnelle que nous ayons et, en ce sens, ce texte est incontournable. Jacques Lacan, en 1961, peut écrire que c’est là que «se sont livrées à Freud les découvertes fondamentales sur lesquelles nous vivons encore concernant la dynamique et la structure de la névrose obsessionnelle».«L’Homme aux loups»En 1912, Freud plaçait la différence qui sépare l’obsessionnel de l’hystérique, «non pas du côté des pulsions, mais dans le domaine de la psychologie». Cette expression peu claire signifie à coup sûr: dans l’élaboration par l’obsessionnel du retour du refoulé. Cette remarque a deux issues. Il faut étudier cette élaboration pour elle-même, mais aussi il faut montrer que la névrose obsessionnelle s’accorde bien avec la théorie pulsionnelle établie à l’occasion de l’hystérie. C’est dans «L’Homme aux loups» («Extrait de l’histoire d’une névrose infantile», 1918) que sera faite cette démonstration. Pour articuler l’un à l’autre deux textes aussi différents, il faut brièvement rappeler une difficulté inhérente à l’ensemble de la doctrine. Celle-ci a comme deux versants. Sur le premier, celui de la Traumdeutung , l’accent est mis sur le désir, le langage y tient une place centrale, la visée est celle de l’interprétation. «L’Homme aux rats» est sur ce versant. L’autre est celui des Trois Essais , on y traite de la pulsion (Trieb ) et des stades de développement; la visée est celle de la systématisation théorique. «L’Homme aux loups» illustre ce versant. Freud n’a indiqué où passe la ligne de partage que dans deux passages brefs et essentiels: le représentant (Repräsentanz ) de la pulsion se transforme en désir en accédant au langage. Il y fait une discrète allusion vers la fin de «L’Homme aux loups».Les nouvelles questions posées en 1918 sont importantes. Par exemple, la castration, dans son rapport à l’identification féminine, peut seule expliquer que la névrose obsessionnelle soit plus fréquente chez l’homme que chez la femme (les effets de l’identification à l’autre sexe, et donc de la castration, ne peuvent pas être les mêmes chez le garçon et chez la fille). À partir de ce point de vue s’ensuivront les avatars des pulsions, la régression au stade anal, le masochisme et le sadisme... Rien de tout cela n’est propre à la névrose obsessionnelle, mais il s’agit de montrer comment elle s’inscrit dans la théorie d’ensemble. En effet, le but avoué de ce travail de 1918 est de réfuter les déviations doctrinales de Jung. C’est la raison pour laquelle Freud cherche à ancrer ses interprétations dans la réalité. Il a besoin d’une vérité historique. Il donne au souvenir de scènes vécues autant d’importance qu’en ont les paroles chez l’Homme aux rats; la chronologie, les dates et même les heures sont établies avec soin. Et pourtant il remarque que l’analyse serait exactement la même s’il ne s’agissait que de fantaisies. Il y a quelques nouveautés cliniques dans le cas de l’Homme aux loups, mais surtout Freud confirme les découvertes faites à propos de l’Homme aux rats en les justifiant théoriquement.Ce cas de l’Homme aux loups était de beaucoup le plus grave des deux. (Il a induit Freud à quelques innovations techniques qui sont tenues pour discutables.) Sur le degré de gravité de la névrose, Freud est d’opinion qu’il ne pose de problème que pratiques. Dans sa structure, la névrose est la même quand elle est réduite à quelques traits peu importants que quand elle est cause des pires tourments ou d’inhibitions paralysantes. À ce compte, la névrose obsessionnelle est extrêmement répandue. Les gens sensibles aux superstitions, ou excessivement scrupuleux, ou trop soucieux d’ordre et de logique sont des obsessionnels légers. D’ailleurs, la névrose obsessionnelle, même dans ses formes sérieuses, s’accompagne souvent de grands dons intellectuels et de qualités morales.Depuis FreudLa théorie et la technique de Freud peuvent, doivent être perfectionnées, mais elles restent le seul accès possible au problème de l’obsession; et l’on ne peut pas les abandonner sans courir le risque de régresser vers des conceptions antérieures aux découvertes freudiennes. Cela est arrivé en fait. On pourrait même dire que la névrose obsessionnelle peut servir de pierre de touche; c’est quand il s’agit d’elle qu’apparaissent le plus vite les impasses produites par une orientation théorique trop simplifiée.Quand on se propose, par exemple, de «renforcer le moi» pour qu’il se défende mieux «contre les pulsions», on retombe dans la vieille conception de l’asthénie (le moi est «trop faible») dont Freud nous a débarrassés. En même temps, on glisse vers les techniques correctives ou rééducatives. Les vertus de l’identification à l’analyste rappellent celles du «bon exemple». Et puis, l’obsessionnel ne souffre pas de ses pulsions, il souffre d’abord de ses défenses... On ne peut pas appliquer l’enseignement de «L’Homme aux loups» si l’on oublie qu’il est fondé d’abord sur celui de «L’Homme aux rats». On a même proposé d’entreprendre de corriger les erreurs de logique de l’obsessionnel (la psychiatrie classique s’est déjà vainement exercée à ces chimères il y a plus d’un siècle). Concevoir le transfert comme une relation interpersonnelle et penser qu’on pourrait à cette occasion corriger la «relation d’objet», c’est oublier que l’Autre, pour l’Homme aux rats, est un mort, comme Lacan le rappelle.La technique utilisée par Freud consistait à analyser sans ménagement les formations secondaires, en respectant le primaire pour en obtenir le transfert. Il remarque qu’une attitude passive permet bien d’obtenir la connaissance de tous les traits de la névrose, mais ne produit aucun changement chez le patient. C’est seulement sous l’influence du transfert que la situation se transforme et peut se modifier.
Encyclopédie Universelle. 2012.